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La Sagesse Traditionnelle

Illustration de couverture de La Sagesse Traditionnelle

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Freddy Malot – mai 1991

 

Éditions de l’Évidence – 2010

2 montée de la Rochette, 69 300 Caluire

Sommaire

La Sagesse Traditionnelle

Introduction

L’Ère primitive

Conception Matérialiste

Caractère opératoire

Caractère immanentiste

Matérialisme actif

Méthode Mystique

La Qualité

La Relation

Mystique exotérique

Le “Calcul” Traditionnel

Unanimité Tolérante

Unanimité

Tolérance

L’Énigme de la Tradition

Aveuglement philosophique

La Tradition irrépressible

Le Stalinisme

Le Judaïsme

Crise de la Tradition



Annexe

Les Métamorphoses de la Foi

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La Sagesse Traditionnelle

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Introduction

“Ne mords pas dans mon pain, s’il te casse les dents.”

(G. Bruno : La Cena de le Ceneri – 1584)

La pensée peut se méconnaître totalement elle-même, prendre une forme “aliénée”, fétichiste, et cependant se déployer, dans la nature et la société, comme l’avènement d’une activité sans pareil, intelligente, ayant un caractère proprement “divin”. Dans ses “égarements” mêmes, l’activité humaine, parce que spirituelle, autorise sa prétention à régner sur la “création”. C’est pourquoi on a pu dire que son surgissement, à “l’âge des cavernes”, était assimilable à une rupture de type “géologique”, ouvrait un nouvel âge de l’univers : l’Anthropogène (Pavlov).

Si on fait commencer la Philosophie par Thalès de Milet, nous disons : très bien ! Mais sous-entendre que le début de la philosophie est le point de départ absolu de la pensée, c’est là que nous sonnons l’alarme. Cette ambiguïté était inévitable il y a deux siècles. Et, alors, elle ne portait pas à conséquence, pour la raison, précisément, que la pensée conservait une marge de progrès sur cette base unilatérale. Mais ceci ne nous est plus permis aujourd’hui, sans nous entraîner à dérailler de manière dramatique.

En fait, tout a commencé par le mode de pensée que nous désignons par l’expression “sagesse traditionnelle”. Ce mode de pensée possède tous les caractères du travail mental authentique ; ce n’en est point du tout une forme infirme, enfantine, méprisable. Dans ses traits les plus généraux, cette Tradition occupa toute l’ère primitive de l’histoire de l’humanité.

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L’Ère primitive

L’ère primitive couvre une immense période qui va de l’apparition de l’homme (disons le Pithécanthrope) jusqu’à la veille du “miracle grec” (disons Pythagore et Bouddha). Ceci représente, ne l’oublions jamais, quelque chose comme 99 % de l’histoire de l’humanité.

Or, nos voyageurs, missionnaires et ethnologues, à qui l’expansion colonialiste a fourni des sujets de thèses, ne nous donnent, presque exclusivement, que des monographies concernant des tribus patriarcales ; d’où la tendance à assimiler ces dernières aux primitifs en général. Dans ces conditions, il est pratiquement impossible de parvenir à établir une quelconque filiation entre les “sauvages” et les “civilisés”.

• Une première erreur est de nous laisser penser que les premiers hommes ressemblaient aux Patriarches de la Bible ; alors que ceux-ci étaient déjà le produit d’une longue évolution. Avant cela existaient des communautés liées par le sang, ignorant encore le patriarcat. Ce dernier avait été précédé par l’organisation gentilice matriarcale, elle-même précédée par des communautés non différenciées (“promiscuité primitive”).

• Une seconde erreur est qu’on ne semble pas soupçonner que les empires asiates, qui ont succédé aux tribus patriarcales, font partie intégrante de la même ère primitive. Ainsi en va-t-il de l’Égypte, la Chaldée, l’Inde brahmanique, la vieille Chine des empereurs légendaires, et l’Amérique “précolombienne” (Incas, Mayas, Aztèques). Depuis la crise de l’esprit moderne, on range ces empires dans l’“Orient Ancien”, que l’on taxe, de la manière la plus ambiguë, de “berceau de la civilisation”. C’est ainsi que Sumer et d’autres “Mycéniens chalcolithiques” sont dissociés de l’ère primitive à laquelle ils appartiennent, pour être raccordés tant bien que mal à l’Athènes de Socrate ! Là-dessus, les occultistes surviennent pour proclamer que l’étape asiate, phase finale de l’ère primitive, est en réalité le point de départ absolu de l’humanité, dont témoigne... le continent disparu des Atlantes !

En réalité, l’étape “asiate” de l’ère primitive porte la vieille communauté de sang à son sommet, en lui donnant un caractère centralisé et universaliste. C’est la signification même de l’Empire, doté d’un Code en “langue sacrée”, et dont tous les éléments sont liés par le Feu Solaire ou “sang cosmique”. Le chef “saint”, “pur”, de l’Empire, se présente comme “fils du Soleil”, et prétend au titre de “Roi des Rois”.

 

 

 

Ère primitive

1- Communautés de sang indifférenciées.

2- Organisation gentilice (tribale) :

• Matriarcat ;

• Patriarcat.

3- Empire asiate, universaliste et centralisé.

 

On le voit, l’asiatisme apparaît comme la “double négation” des deux étapes précédentes : il est la “restauration” de la “promiscuité” initiale, fécondée par l’organisation tribale conservée. L’Empire n’est pas autre chose.

•••

Si nous faisons l’effort d’embrasser l’ère primitive dans son ensemble, nous relevons tout d’abord deux choses :

• Elle possède une longue et riche histoire tourmentée, malgré la stabilité de ses relations et “l’immobilisme” caractéristique de celles-ci, relativement à celles de l’ère civilisée ultérieure. D’où l’impression d’avoir affaire à des “peuples sans histoire” ;

• Le mode de pensée traditionnel se place sur le terrain du “préjugé” spontané. L’homme, ici, fétichise simplement l’œuvre de ses mains, ce que désigne le terme d’“idolâtrie”. Plus précisément, la Sagesse traditionnelle se trouve constituée par l’unité congénère d’une Conception matérialiste et d’une Méthode mystique.

•••

Venons-en à l’examen de la structure du mode de pensée Traditionnel. Dans l’ordre, nous examinerons chacun des aspects des rapports de pensée (Conception et Méthode), puis le fonctionnement social de ces rapports.

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Conception Matérialiste

La Tradition est profondément matérialiste, bien que ce matérialisme soit très différent du matérialisme philosophique. C’est ce caractère même qu’on évoque, sans y prendre garde, en parlant de “fétichisme” au sens ordinaire.

Il y a donc un malentendu quand on taxe les primitifs d’“animistes”. C’est prétendre, d’une part, qu’ils ne sont pas des Sujets comme nous et, d’autre part, qu’ils admettent nos Objets, mais qu’ils affligeraient chacun, curieusement, d’une petite “âme”. C’est, évidemment, aborder la Sagesse traditionnelle avec les lunettes du spiritualisme Philosophique. En fait, on se laisse aveugler par la “méthode” de la Tradition en refoulant à l’arrière-plan sa “conception”. Les fameux “esprits” des primitifs ne peuvent avoir de rapport – encore est-il purement formel – qu’avec les notions qui avaient cours dans la chimie ou la biologie de la civilisation Rurale : l’“esprit de vin” (alcool), l’“esprit de sel” (acide chlorhydrique), ou les “esprits animaux ou vitaux” (liant les membres au cœur et au cerveau).

Le matérialisme de la Conception traditionnelle est mis en évidence par le caractère à la fois Opératoire et Immanentiste de cette dernière.

Caractère opératoire

• La conception traditionnelle est dominée par le sens pratique, celui de l’efficacité. Elle implique, pour cela, la prétention ouverte à “contraindre” les “esprits”, c’est-à-dire les “puissances” ou forces intelligibles qui rendent compte de la réalité sensible. C’est ainsi que l’on peut surprendre des barbares à invectiver et même “punir” leurs idoles.

• Finalement, selon la Tradition, les “puissances” intelligibles, multiples et entrecroisées, liées aux nuances des choses, sont tellement peu “surnaturelles” qu’elles doivent pouvoir être captées dans certaines conditions rituelles réglées. C’est ainsi que le médecin-sorcier prétend parvenir à les extraire du corps des malades, sous forme d’un caillou, un os, etc.

Evans-Pritchard dit des Anzandés : “On ne fait une magie que pour provoquer des événements qui ont des chances de se produire” ; “Il faut d’abord s’assurer de l’efficacité d’une magie avant de l’employer” ; “L’homme qui demande à la médecine d’agir dans son intérêt ne la supplie pas. Il lui dit ce qu’elle a à faire, du ton qu’il prendrait en envoyant un garçon faire une course”.

Caractère immanentiste

La Tradition considère les “esprits” comme un réseau solidaire de vertus tout à fait immanentes aux réalités différenciées et tangibles du monde. Ici, rien qui ressemble à notre relation antagonique du Tout rationnel aux Parties empiriques.

• Ce qui tient lieu du Tout est envisagé sur le modèle de “l’Arbre du monde”, le “Gogard” mazdéen ou “Grand Animal” cosmique. C’est l’Organisme implicite en lequel se résolvent toutes les choses explicites ; il en “participe” en même temps qu’elles en “émanent”. Le Tout est la perpétuelle régénérescence des Parties elles-mêmes, il est la “Non-mort” qu’elles démontrent (Kata-Upanishad).

• Les choses du monde, nos Parties, quant à elles, apparaissent comme les “Nuances” explicites, multiples, formant le tissu du Tout. Ces nuances diverses du monde se présentent comme absolument interdépendantes, vivant d’une “parenté” intime, faite de “vigueur” commune. Les “esprits” sont précisément cette parenté déterminée des choses, les qualités propres des Nuances saisies comme telles, c’est-à-dire comme “influentes”.

Matérialisme actif

À la différence du matérialisme philosophique qui est dogmatique, et mécaniste, le matérialisme primitif naturel est actif.

Le totémisme tribal met la chose en évidence. Le clan est conçu comme attaché à la terre sacrée. En elle s’enracine l’Ancêtre éponyme. La sève de l’Ancêtre se répand sous forme des “frères de sang” du clan ; ceux-ci assurent en retour la palingénésie de l’espèce totémique. Le matérialisme traditionnel se fonde sur le fait que les primitifs subordonnent spontanément le Travail humain à la Fécondité naturelle générale. L’activité intelligente se donne à la pensée comme partie intégrante du mouvement spontané aveugle, inhérent à l’univers. Les ancêtres : “Ce sont ceux qui ont commencé les choses” (Bantous), dans “le Temps-sans-Bornes” immobile (Zoroastre).

“Quand on demande à un indigène quelle est sa “chair”, il donne le nom de son totem matrilinéaire – Kangourou ou Émeu par exemple. Tous les membres du clan, de ce fait, se considèrent comme parents” (Elkin : Aborigènes australiens).

“Quand un individu naît, une individualité se reforme. L’héritage du prénom est la règle. L’individu naît avec son nom, ses fonctions, son blason. Le nombre des noms est limité dans le clan, et la vie de celui-ci n’est qu’un ensemble de renaissances d’individus toujours identiques” (Lévy-Bruhl : Sociétés inférieures). “Chez les Bantous, tout individu constitue un chaînon rattaché à la lignée. Lorsque la mère commence à sentir la vie en son sein, les noirs se demandent qui est cet homme à naître. Parfois un ancêtre dispute à un aïeul l’avantage de renaître en l’enfant. Les noirs disent à la parturiente : tu as enfanté notre grand-père, notre tante, etc. Un même ancêtre peut être “revenu” en plusieurs membres vivants du clan, chacun désigné (par exemple) Ngoi ou Ilunga. Les noirs, cependant, savent que la naissance du petit ne met nullement fin à l’existence du défunt Ngoy, qui deviendra le “ngudi” – protecteur – du nouveau-né qui est son homonyme (“majina”)” (Tempels : Philosophie Bantoue).

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Méthode Mystique

La Méthode de la Tradition est profondément mystique, bien que cette mystique soit très différente de la mystique civilisée. C’est ce caractère que l’on évoque en parlant de la mentalité “prélogique” (ou “magique”, “sauvage”, “archaïque”).

Le mysticisme de la Méthode traditionnelle se vérifie par la prédominance des catégories mentales liées de la Qualité et de la Relation.

La Qualité

La Qualité est la catégorie mentale maîtresse qui gouverne ce qui tient lieu de “science” chez les primitifs.

La “science” primitive consiste en Rites Routiniers, c’est-à-dire en “pratiques” ou procédés éprouvés, vécus comme inébranlables et se passant de toute justification “théorique”. Tempels, parlant des Bantous, dit : “Leurs ancêtres ne devaient-ils pas en savoir plus long qu’eux-mêmes ? Cette sagesse ne laisse aucun problème sans réponse, elle offre un remède à toute éventualité”. Lévy-Bruhl ajoute : “Les Indiens de la Guyane anglaise montrent une adresse remarquable dans plusieurs des objets qu’ils fabriquent. Mais ils ne les améliorent jamais délibérément. Ils les font exactement comme leurs pères ont fait avant eux. L’innovation la plus insignifiante en apparence ouvre la porte à des dangers, peut déchaîner des forces hostiles, causer enfin la perte de son auteur et de ceux qui tiennent à lui”.

Du point de vue “logique”, il va s’agir d’explorer et maîtriser l’interdépendance qualitative des faits de tous ordres, naturels ou sociaux, directement, en la prenant “sur le fait”. Ceci se réalise en faisant jouer les deux lois des Correspondances et du Symbolisme.

a) Les Correspondances

Les Correspondances sont la mise en évidence de l’Analogie des “nuances” dont est fait l’organisme du monde, c’est-à-dire leurs ressemblances et différences liées.

La magie des sorciers et guérisseurs exploite la “sympathie” et les “affinités” sensibles que manifestent les choses. Exemple : les Mayas découvrent une solidarité foncière entre : le soleil, le maïs et le chiffre Cinq. Exemple : l’acupuncture chinoise établit que midi est l’heure du cœur, 14 h celle de l’intestin grêle, etc.

Voilà sous quelle forme paraît, dans la Tradition, ce qui est notre “Expérience” scientifique.

b) Symbolisme

Le Symbolisme est la mise en œuvre du Témoignage, c’est-à-dire de la valeur de Signes qu’ont les phénomènes. La Divination des voyants et astrologues se consacre à dévoiler ce que les phénomènes ont de plus spécifiquement intelligible, par les présages et prémonitions. Exemples : tel bruit dans la montagne, le chant du hibou, un lapin entrant dans une maison, un loup traversant un chemin, sont autant d’avertissements particuliers significatifs chez les Aztèques.

Le Symbolisme se perpétuera au travers de la mystique civilisée. Ainsi Apollonius de Tyane parle-t-il des “signes puissants et grandioses” qu’il importe de déceler.

La voie du symbolisme traditionnel devient, avec le temps, une spécialité liée à des “états spéciaux” : rêve, transe, que favorisent des techniques appropriées : danses sacrées, drogues, etc. Mais la Tradition ne laisse jamais la spécialisation – qu’elle soit magique ou divinatoire – s’émanciper des bornes “biologiques”, héréditaires et corporatives, pour devenir une affaire d’“intellectuels” à notre manière. La spécialisation s’arrête à des formes telles que les Confréries tribales ou Collèges de prêtres asiates.

Voilà sous quelle forme paraît, dans la Tradition, ce qui est l’“Hypothèse” au sens scientifique.

 

Correspondances et Symbolisme se combinent dans la mentalité primitive en prenant pour base les premières, pour former l’ensemble cohérent de la routine active des primitifs. Cette démarche est d’une solidité surprenante ; d’où la “superbe” tenace des Livres Hermétiques : “Les Grecs, ô Roi (Ammon), n’ont que des discours vides et bons à produire des démonstrations. Quant à nous (Égyptiens), nous n’usons pas de simples mots, mais de sons tous remplis d’efficace” (IV – Définit. d’Asclépios).

La “science” primitive accumula d’ailleurs un immense savoir. Ainsi l’on dénombrait, chez les “naturels” du Mexique au 16ème siècle, 1200 plantes utilisées dans la thérapeutique (J. Soustelle).

La Relation

La Relation est le “premier principe” de la sagesse traditionnelle, c’est-à-dire ce qui commande les catégories proprement dites de cette “logique prélogique”, ou ce qui tient lieu de “métaphysique” chez les primitifs.

La mentalité primitive fonctionne selon le “préjugé pur”. Elle est donc exempte de tout dogme “métaphysique” explicite, qui serait en opposition diamétrale avec la “science” primitive. C’est pourquoi le “premier principe” de la Relation embraie sans heurt sur la “catégorie” maîtresse de la Qualité.

De même, en ce qui concerne la Relation prise à part, elle est l’expression même de la notion d’union congénère. Les Mythes des premiers Philosophes de l’Antiquité, relatifs à l’Androgyne, et à son complément les Jumeaux, en sont l’illustration la plus brillante.

C’est ainsi que la Relation est à la fois Contrariété et Communion.

a) Contrariété

La Contrariété est à l’opposé de notre notion d’Antagonisme, et en est l’embryon tout à la fois. On ne peut mieux analyser cet aspect de la Relation qu’en examinant la notion tribale de “Tabou”.

Le Tabou recouvre les notions de “saint”, “licite” et “prohibé”. Il manifeste que le mode de pensée traditionnel ne conçoit que des contraires relatifs, qui se recueillent finalement dans la Communion de l’Un ultime. Selon le Tabou, les contraires sont du type bénéfique/maléfique. La sagesse traditionnelle portera ce couple à sa plus haute expression sous la forme pur/impur. Précisons la nature de ce couple suprême de la “logique” primitive :

• Primo, il s’agit ici d’une polarité effective, tout à fait différente de l’antagonisme philosophique que nous connaissons. Notre opposition de type Oui/Non est non seulement un rapport de pure exclusion, mais en outre cette exclusion se doit d’être unilatérale : le “non” ne peut avoir que la réalité d’une “privation d’être”, de “néant”. Dans la méthode traditionnelle, il en va autrement. Les “ténèbres” opposées à la “lumière”, ou la “femelle” opposée au “mâle” ne permettent pas d’absolutiser le pôle négatif ; ils conservent à ce dernier tout autant de réalité qu’au pôle positif.

• Secundo, il est admis qu’il est tout autant possible de “neutraliser” le “néfaste” que de s’annexer le “faste”, étant donné, précisément, que les deux pôles n’ont d’existence que par la tension qu’ils entretiennent. Entre les pôles du “saint” et du “souillé”, par exemple, il y a toujours un “milieu” d’Indifférence que les rites coutumiers (intangibles) peuvent ménager. Ceci peut s’obtenir par le jeûne, des purifications, ou toute autre cérémonie adéquate. Exemple asiate : “Si un enfant naissait sous un signe néfaste, on attendait quelques jours avant de lui imposer un nom, jusqu’à un signe favorable”.

• Tertio, la polarité de type bénéfique/maléfique embrasse tout à la fois les relations naturelles et humaines, le monde “physique” et le monde “moral”. Ceci crée un abîme avec nos distinctions antagoniques absolument différenciées comprenant, d’une part le Vrai/Faux et d’autre part le Bien/Mal.

b) Communion

La Communion est à l’opposé de notre notion d’Identité et en est l’embryon tout à la fois.

La Communion s’applique à l’Un implicite, dernier/premier, sur lequel repose toute la Sagesse traditionnelle. C’est cet Un, ou Tohu-Bohu fondamental, que les Anciens désignèrent péjorativement sous le nom de Chaos, contraints qu’ils étaient de lui substituer Dieu, c’est-à-dire l’Antagonisme Individualisé, “purement” spirituel et transcendant.

Bien après la ruine du monde primitif, dans un contexte tout différent, c’est la Communion traditionnelle que la Kabbale désignera encore sous le nom de l’En-Sof.

L’En-Sof est donné comme “l’Ancien des anciens”, ou “Ancien des temps”, ou la “Grande figure” (R. Siméon). C’est “Ascher Ehych”, “la mère qui porte en son sein tous les êtres”.

Étant lui-même “ni corps, ni membres”, c’est cependant de l’En-Sof que s’“épanche” (Maïmonide) immuablement l’édifice splendide du monde que représente l’“Arbre” des Sephiroths. Ainsi, le monde qui comprend toutes les échelles des Nuances synthétisées est-il la “Parure du Roi”. Le monde est comme les “écorces” de l’En-Sof, ou les “pelures” de l’oignon, ou encore “épiderme, muscle, os et moelle” d’un même corps.

Pour parler de l’En-Sof, il faut se contenter de l’interrogatif : Qui (Mi), étant lui-même l’ensemble sans-nom de tous les Noms, le secret de tous les secrets. C’est seulement à propos des Nuances séphirothiques ramifiées, “vêtements” de l’En-Sof, qu’il importe de dire : Quoi (Ma).

C’est non pas dans les “esprits” des primitifs qu’il faudrait, à la rigueur, leur rechercher quelque chose qui ait l’air d’un “dieu”, mais bien dans cette Communion que l’ensemble de leur mode de pensée présuppose. Ceci aurait d’ailleurs l’avantage de découvrir là, la preuve de l’instinct irrépressible de l’humanité pour le “monothéisme”. Malheureusement, nos spiritualistes impénitents doivent déchanter. Si la Communion est le principe suprême qui gouverne la sagesse traditionnelle, celle-ci ne l’admet qu’au titre d’un anti-principe, comme présupposé implicite. Son caractère “incolore” est une raison suffisante pour que la réflexion des primitifs s’en désintéresse. Ceci explique pourquoi, quand nos explorateurs réussissaient à extorquer des indigènes la croyance à un “grand-esprit”, ils devaient aussitôt signaler, à leur grande surprise, que lesdits “naturels” ne lui rendaient aucun cérémonial.

Mystique exotérique

En conclusion, s’il nous faut bien caractériser la Méthode mentale inhérente à la Sagesse traditionnelle, comme une méthode “mystique”, il faut s’empresser d’ajouter : à condition que nous fassions l’effort de concevoir une mystique... exotérique. En effet, l’esprit philosophique donne un sens très précis au Mystère : c’est l’objet de la Foi, nécessairement “impénétrable aux sens et à la raison” (Pascal). Une telle notion du sur-logique est complètement hors de propos au sein de la Tradition.

C’est la méthode mystique traditionnelle qu’Héraclite l’Obscur persistait à glorifier en disant : “Tout arrive à l’existence par la discorde et la nécessité”. Trop tard ! déjà Parménide paraissait, scellant le règne nouveau de la pensée philosophique en déclarant : “L’Être est, le Néant n’est pas”...

 

Résumons la question de la Méthode mentale traditionnelle par un tableau comparatif :


Catégories mentales

Philosophie

Tradition

Premier Principe

• “Métaphysique”

• “Mystique”

Substance

• Identité

• Dieu

Relation

• Contrariété

• Communion

Catégories “logiques”

proprement dites

Quantité/Qualité

antagonique. Etc.

Qualité/Quantité

congénère. Etc.

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Le “Calcul” Traditionnel

Pour bien mettre les choses au point, à propos de la Méthode mentale traditionnelle, il n’y a pas mieux que de traiter de la relation de la quantité à la qualité, soit de la “numération” des primitifs.

Lévy-Bruhl observe : “On admet en général sans examen et comme une chose naturelle que la numération part de l’unité”. Or, c’est une erreur d’imaginer que “l’esprit humain se construit les nombres pour compter ; au contraire, les hommes comptent d’abord, péniblement et à grands frais, avant de concevoir les nombres comme tels”.

Plus précisément, disons que le “calcul” traditionnel se déploie dans les limites – surprenantes pour nous – où la quantité reste rigoureusement subordonnée à la qualité, dans une relation congénère. Techniquement, les choses se présentent initialement, à la base, de la manière suivante :

• Avant tout, il faut s’appuyer sur un “ensemble” de référence concret, en même temps qu’indifférencié. Cet ensemble naturel sera la main. Cet ensemble est qualitatif/quantitatif, fini/infini. C’est à un ensemble de ce type qu’Ibn Ezra fait allusion en disant : Le Un est principe de tous les nombres, mais n’est pas un nombre lui-même ; c’est deux qui est véritablement le premier nombre.

• Ensuite, il s’agit de parcourir cet ensemble, dans un ordre donné qui va être déterminant. La numération concrète va s’attacher aux mouvements faits par la main gauche sur les doigts de l’autre main. Les “nombres” qualifiés, issus de l’Un, vont naître de l’exploration par le geste, d’une main sur l’autre, de manière réglée. Le but, qui n’est pas perdu de vue, est de fixer le “terme” du parcours, afin de mémoriser une collection ou un processus concret extérieur chaque fois distinct.

Le sauvage qui fait des “encoches”, ou fabrique une “corde à nœuds” se ménage un pense-bête, fixe les “stations” d’un “trajet” précis et circonscrit. Il ne “compte” pas. C’est le système des “chapelets” et du “rosaire”. Il en va de même des vieux “bouliers” ou “abaques” : ils servent à cerner, délimiter un ensemble donné.

• Enfin, pour procéder à l’exploration itinérante de l’Un, on va essentiellement utiliser la technique du “démembrement” diversifié de celui-ci, à partir de l’idée de couples-moitiés. C’est ceci qui explique pourquoi le sanscrit et le grec possèdent, outre le singulier et le pluriel, le “duel” désignant les choses qui vont par paires.

L’enquête révèle qu’un grand nombre de sociétés inférieures (Australie, Amérique du Nord, etc.) n’ont de noms que pour nos “1”, “2” et souvent “3”. D’autres ont “5”, qui se dit “finit une main”, ou encore l’ensemble pieds-mains (notre 20). Dans tous les cas, au-delà de l’ensemble retenu, on dit : “nombreux, beaucoup” et, s’il s’agit d’un nombre très élevé, on dit : “une foule, une multitude”, “cheveux de la tête”.

•••

L’ensemble primitif tribal caractéristique est “Trois” ; ce n’est pas un “nombre” comme les nôtres, non plus que les éléments qui permettent de le constituer :

• notre 1 signifie à la fois : Ensemble indifférencié, et Bout/Départ ;

• notre 2 signifie à la fois : Paire et Demi ;

• notre 3 signifie à la fois : Milieu d’ensemble et Halte entre deux moitiés.

Aristote aura encore cela en mémoire d’une certaine manière, puisqu’il écrit : “Comme disent les Pythagoriciens, le monde et tout ce qu’il contient, est déterminé par le nombre Trois. En effet, la fin, le milieu et le commencement forment le nombre de ce qui est un Tout ; et le nombre correspondant est la Triade. En présence de deux choses, nous ne disons pas “tous” ; nous commençons, en revanche, à adopter cette dénomination s’il s’agit d’au moins trois choses” (Du Ciel – I/1).

Plus tard la Kabbale illustre encore cela, par la mystique des lettres, s’exprimant dans la théorie des “Trois Lumières” :

• L’Aleph est le signe de l’En-Sof sans-nom, revers du monde manifeste, “Racine des racines”. Il est lui-même racine primordiale, “un roi caché et retiré”, commencement et fin, “Un sans second”. Point d’indifférence, semblable à “la languette compensatrice de la balance”, il est splendeur de lumière qui répond à celle du soleil, à la fois aveuglante, transparente et incolore.

• Mais l’En-Sof ne vaut qu’en tant qu’il paraît effectivement. Et il paraît par sa propre “contradiction” (Zimzum) de l’Aleph, dont est fait le contraste explicite lumière/ombre. C’est ainsi que de la “source bouillonnante” de l’Aleph jaillit un “double Yod”. L’Un exprimé est “syzygie”, dualité de l’union sexuelle, mâle/femelle et, par suite, droite/gauche, saint/impur, etc.

• Le premier Yod est de lumière blanche, qui vole comme les étincelles de la forge, torrent d’Étoiles.

• Le second Yod est d’écume rouge ténébreuse, flot Lunaire.

• En même temps que paraît le couple contrasté, se manifeste le trait d’union entre les deux pôles. Ceci a deux conséquences : d’abord, par ce “milieu”, les Opposés deviennent simples Extrêmes équivalents ; ensuite, le milieu se pose comme un nouvel Un, confronté à l’Aleph initial, et dont il révèle du même coup la plénitude comme Trois.

C’est pourquoi l’on dit que l’Aleph paraît sous “la forme de deux Yod séparés par un Vav” (Traité de l’Émanation, etc.), le Vav étant identifié à la “colonne du monde”, ou bien ce qui sépare et unit les eaux supérieures et inférieures.

À l’origine de la Kabbale, les Séphiroths, c’est-à-dire “l’Aspect” du monde (sa face exprimée), n’étaient qu’au nombre de trois. Ces “Trois Lumières” sont le départ de toutes les couleurs et donnent les “directions du monde”. Elles ne cessent pourtant d’être renfermées dans la “Racine des racines”, où elles “se trouvent sans séparation et sans liaison”, comme “le cœur, la poitrine et la rate”. (H. Sérouya).

•••

Notre analyse éclaire les efforts que doivent s’imposer nos “maîtres d’école” pour enseigner le “calcul élémentaire” aux bambins. “L’Actualité Pédagogique” de 1955 dit :

“Il est vain de vouloir faire assimiler à un enfant de cinq ans des notions abstraites dont l’enfant de sept ans est seul capable.

Parler à un enfant de “un” tout seul, en énumérant un crayon, une toupie, etc., c’est le déconcerter. Il convient au contraire de poser en les opposant les deux notions corrélatives d’unité et de multiplicité.

Deux, c’est la paire, notion de grande importance théorique, qui n’offre aucune difficulté appréciable.

Le nombre Trois exprime une collection, même lorsqu’elle est figurée par des objets alignés.

À partir de Quatre, il est difficile à un enfant de saisir une collection d’objets alignés”.

•••

Le système de “numération” traditionnel parvint à des résultats surprenants à l’étape asiate, où l’on en tira tout le parti possible. Les exemples en sont connus : tablette babylonienne du Musée de Berlin, Papyrus de Moscou, Rhind Égyptien, avec tous leurs “problèmes” solutionnés.

Il n’est pas question de réduire ces exposés à des “recettes empiriques issues de gauches tâtonnements” (P. Rousseau). Mais il est plus inconvenant encore de parler de “pensée scientifique présente dans les mathématiques égyptiennes… dont les théories étaient vraisemblablement (!) exposées oralement” (T. Obenga).

D’abord, les mesures qualitatives des Asiates ne touchaient guère plus loin que l’entourage immédiat du roi-prêtre. Mais surtout, seule la forme déroutante du système utilisé nous illusionne sur sa portée et nous en masque les limites.

Il est vrai que les résultats acquis par le “calcul” traditionnel ne pouvaient se perdre. C’est en ce sens qu’Aristote est dans le vrai en déclarant : “l’Égypte fut le berceau des mathématiques” (Met. A-1). Mais c’est la pression même de ces résultats qui fit “sauter” la méthode qui les rendait possibles. Il fallait, de toute nécessité, que cette méthode soit détruite totalement pour que naisse la Géométrie des Anciens, manière Euclide, où la Quantité s’émancipe de la Qualité, en renouant avec celle-ci un rapport antagonique. La vieille méthode, évaporée “définitivement”, devint de plus en plus incompréhensible pour l’esprit philosophique nouveau. Au point qu’elle laisse aujourd’hui les chercheurs “positifs” pantois et que les numérologues occultistes se permettent de leur tenir la dragée haute.

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Nos “savants” se retransmettent inlassablement les exemples que nous avons donnés du “calcul” primitif, sans jamais rien y comprendre. Ils restent toujours agacés par ces “indigènes” qui semblent commencer “la série des nombres entiers” et s’arrêter brutalement, comme épuisés, devant le premier ensemble venu : 3, 5, 20, peu importe lequel. Et puis, ils courent vite, sans nous prévenir, s’extasier devant la prétendue “algèbre” sumérienne !

Pour nous, “compter” est indispensable. Et cela consiste à “faire jouer l’unité” arithmétique ; celle-ci nous semble aller de soi. Bref, on commence par “un”, et on ajoute autant d’“uns” qu’il nous faut. Les primitifs sont tout à fait étrangers à l’idée de l’unité “en soi”, abstraite, standard, fongible, anonyme, qui suppose que les choses à dénombrer soient devenues, de leur côté, des Objets, c’est-à-dire de simples faits-porte-quantité, “accidentellement” divers.

En définitive, on ne peut mieux dire que ceci : les primitifs savent compter jusqu’à Un. Les “mesures” qu’ils obtiennent sont en quelque sorte le fruit d’une combinaison de “divisions” et de “soustractions”. Les “divisions” sont du type 1/2 (moitié d’ensemble), les “soustractions” sont du type IV (“main”, dont il “manque” 1). On peut aussi caractériser le “calcul” primitif en disant que l’“arithmétique” y est subordonnée à la “géométrie”. Ou bien encore : les “nombres” primitifs étant essentiellement “fractionnaires” au sens large du terme, le “continu” y enveloppe le “discret” et l’aspect “ordinal” l’emporte sur l’aspect “cardinal”.

Voilà pourquoi, chez les primitifs, les nombres “sont de vrais verbes”, au lieu d’être des adjectifs ou des noms ; et pourquoi ils se conjuguent, avec, même, une conjugaison positive et négative. Exemple : ils sont “deux”, ils ne seront “pas” deux…

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Unanimité Tolérante

Socialement, comment s’exerce le mode de pensée traditionnel ? C’est le dernier point à examiner. À ce propos, l’on observe une unanimité tolérante.

Unanimité

L’unanimité sociale à l’égard de la tradition est le côté “totalitaire” de celle-ci. Mais cela se limite au fait que le mode de pensée traditionnel présuppose l’absence de pensée “réflexive” au niveau des individus. Chacun se contente de penser tout court, sans aucunement songer à “penser sur la pensée”. Autrement dit, il n’est encore aucunement question de pensée “abstraite”, à quelque titre que ce soit. Cependant, la pensée réflexive n’est pas pour cela absente ; elle s’exerce seulement au travers du cerveau collectif de la communauté, et prend la forme des Mythes communs, préalable indiscuté de la pensée de chacun.

Ainsi donc, point de chefs d’École, de Systèmes rivaux ni, par suite, d’“hérésies” possibles. Il est normal que le “Livre des morts Égyptiens” n’ait pas d’auteur désigné. Si, à la fin, à tel Code ou Loi est attaché un nom – Moïse ou Hammourabi –, ces derniers ne figurent en fait que comme les oracles, au nom de la communauté, de la “puissance” raciale ou cosmique.

De toute façon, la vie spirituelle se renferme dans la relation des “sages” aux “initiés” formant une même “société secrète” solidaire, qui double la société exotérique. Les Sages ne sont jamais que le corps des sacrificateurs, prédestinés par l’âge, le sexe ou le sang. Ce sont les Anciens, la “race” sainte des Lévites, ou la corporation sacerdotale ayant à sa tête le Roi-prêtre. Ils sont les interprètes forcés des “grands secrets” et subissent la “servitude du rituel”. Il est hors de question de trouver alors des relations civilisées de Maître à Disciple, n’en déplaise aux “Adeptes” de l’occultisme actuel. Exemples :

En Mésopotamie, le “roi”, obligé d’interpréter les “signes” des astres, ses maîtres, est soumis à des observances rigoureuses et les risques qu’il court sont immenses. Face à tel ou tel phénomène, il peut lui être imposé : un jeûne d’un mois, si la lune est masquée et empêche de proclamer le nouveau mois ; en d’autres occasions, l’obligation de se faire raser tout le corps, de s’isoler sept jours dans une hutte de roseaux, de se soumettre à des purifications constantes, de subir des interdits alimentaires complexes et rigoureux, de ne pas mettre de vêtements propres pour un temps, de ne pas monter sur son char ni de parler en souverain, d’agir en “mendiant”, etc.

Le “roi” égyptien, désigné par les oracles depuis sa naissance, se trouve de même prisonnier de sa fonction “théocratique”.

Toutes ces contraintes découlent de ce que “la royauté descendit du Ciel” (Mésopotamie).

Tolérance

La tolérance est le côté “démocratique” de la Tradition.

Si la sagesse, par sa nature même, comporte un caractère “secret”, inversement, la foule des choses que chacun doit connaître, suivant son âge et sa position, est transmise à chacun, en temps voulu, par l’initiation qui lui est due. Ainsi, chacun maîtrise identiquement, “comme les pères de ses pères”, toutes prescriptions et transgressions nécessaires.

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L’Énigme de la Tradition

Jamais comme aujourd’hui la pensée humaine ne s’est trouvée portée à s’intéresser à la Sagesse traditionnelle. Mais jamais comme aujourd’hui non plus, la Tradition n’est apparue autant comme une Énigme pour le mode de pensée philosophique. C’est que la crise aiguë de la pensée actuelle fait ressortir violemment l’incapacité où la Philosophie se trouve à se comprendre elle-même et la souffrance qu’elle en ressent.

Aveuglement philosophique

Toute “réflexive” qu’elle soit, et même à ses moments de gloire et d’audace, la Philosophie a toujours abordé la Tradition comme un mystère plus insondable que celui de la Trinité.

Jamais on n’est allé plus loin que le rapport unilatéral d’exclusion séparant “Grecs et Barbares”. Cet aveuglement des “civilisés” relativement aux “primitifs” prit deux formes opposées, dont chacune prédomine à chaque extrémité de l’histoire philosophique.

A)

Au début, on considère les primitifs, ces “peuples sans histoire”, comme privés tout simplement de pensée. Ce sont des demi-brutes qui divaguent, des bêtes parlantes affolées par les forces déchaînées de la nature. Dans cette optique, Socrate ne peut avoir d’autres ancêtres que divins, et c’est pourquoi on le crédite d’avoir fait “descendre la philosophie du ciel sur la terre”.

B)

À l’autre extrémité de l’histoire philosophique, où nous nous trouvons, l’on proclame que les primitifs détenaient la “véritable” sagesse, la Gnose “perdue” de quelconques “Atlantes”. Alors, nous dit-on, nous vivions “encore” dans le “Temps du Rêve” à la manière des aborigènes australiens, c’est-à-dire dans l’Éternité intensément présente. Dans cette optique, évidemment, Socrate, avec sa “conception intellectuelle contre-nature” (Rosenberg), n’apparaît comme rien moins que l’incarnation de l’Adversaire ; la Chute originelle en vient à coïncider avec l’avènement même de l’esprit Philosophique.

Entre ces deux extrêmes, la pensée philosophique s’arrange comme elle peut avec la Tradition :

• Soit on la présente comme “pensée sauvage” (Levy-Strauss), présentée alors comme l’alternative naturelle légitime à la pensée “logique” ;

• Soit on nous la donne comme une “étape” de l’évolution biologique (Letourneau), un anneau entre la “pensée” des protistes ou des abeilles et la “nôtre”, sommet de cette évolution.

D’une certaine manière, le point de vue Critique accorde toutes ces versions incompatibles entre elles. En effet, le mode de pensée critique admet tout à la fois l’opposition et l’identité des deux modes de pensée antérieurs, la Tradition et la Philosophie. Ainsi :

• C’est effectivement, comme le veulent les Scientistes, sur les ruines de la Tradition que la Philosophie s’est édifiée ;

• Mais ce sont les décombres mêmes de l’ancien édifice qui fournirent tous les matériaux nécessaires au nouveau, comme l’affirment les Occultistes.

Scientistes et Occultistes renvoyés dos à dos, la Tradition et la Philosophie apparaissent simplement pour ce qu’elles sont : deux modalités inverses successives d’une même tournure d’esprit qui reste “aliénée”. Ensemble elles caractérisent une seule et même mentalité que l’on est en droit de qualifier de “préhistorique”.

Selon l’approche Critique, les modes de pensée se révèlent, non pas comme enfantés par la Nature, ni Immuablement, ni Évolutivement. Ils sont auto-créés par l’activité humaine, au sein de la nature, elle-même “vivante”. Bref, les modes de pensée, enfin envisagés comme proprement humains, se laissent saisir dans leur caractère essentiellement historique et transitoire.

La Tradition irrépressible

Le mode de pensée primitif ne nous semble si étrange que parce que notre propre mentalité nous interdit d’en observer intelligemment les manifestations qui ne cessent de nous environner. Ceci démontre pourtant le côté indestructible de la Tradition, même si nous n’en possédons que des formes folkloriques, embryonnaires, étiolées, déformées ou métamorphosées.

A)

Il y a d’abord la grande référence que nous fournissent, ensemble, les vestiges subsistants de communautés primitives, et le comportement individuel irrépressible de nos enfants en bas âge.

• Nous avons vu ce qu’il en est de la pensée des primitifs.

• Le comportement des enfants est lui aussi riche d’enseignements. Il suffit de penser au mal de chien que les parents et l’école se donnent pour “civiliser” les enfants, les rendre “raisonnables” !

L’éducation civilisée était nommée par les Anciens “Pédagogie” : paidagein, pousser l’enfant. Dans toute son histoire, il n’est question que d’imposer aux enfants d’être “attentifs” et “appliqués”, de les forcer à “se tenir tranquilles”, de leur inculquer la “discipline”. Tout cela converge vers l’acquisition d’une attitude “respectueuse”, du “sens moral”, des notions “du tien et du mien”. Comme il nous faut “dresser”, “réprimander”, “corriger” et “punir” le primitif rebelle qui sommeille dans le marmot ! (cf. H. I. Marrou : Éducation dans l’Antiquité).

C’est peut-être l’occasion, pour nos “pédagogues” (!) de méditer les observations de Malinowski : “Aux îles Trobriand, les enfants jouissent d’une liberté et d’une indépendance remarquables. Ils se libèrent très tôt de la tutelle des parents qui, d’ailleurs, ne revêt jamais un caractère contraignant (...). J’étais souvent l’invité d’indigènes et n’ai jamais assisté à un incident familial tel qu’une dispute entre parents et enfants (...). Jamais des parents trobriandais n’intimaient d’ordres à leurs enfants en escomptant leur obéissance naturelle (...). À propos de certaines inconduites manifestes d’enfants, j’ai à plusieurs reprises exprimé l’avis qu’en cas de récidive, il serait préférable de frapper l’enfant ou de lui imposer froidement quelque autre punition ; cette suggestion que mes amis jugeaient anti-naturelle et immorale était rejetée avec une certaine animosité” (Sex in Savage Society ‑ 1929).

B)

Nous avons aussi des domaines entiers de la pensée civilisée, dont la “logique” rend difficilement compte, et qui s’éclairent en relation avec la Sagesse traditionnelle : tels sont, d’une part la Mystique, d’autre part la démarche Artistique.

• Nous avons déjà un aperçu de la Mystique en ayant rencontré la Kabbale. La mentalité “logique” étant essentiellement “analytique”, tout ce qui relève de “l’intuition” se développe en antagonisme avec cette logique.

• La démarche Artistique est un écho évident de la Sagesse traditionnelle, en tant qu’elle fait appel à une intelligence toute “imaginative”, “charnelle”. Il en va de même pour tout ce qui se rapporte au levier de nos “émotions” de tous ordres. La mentalité “logique” étant essentiellement “quantitative”, tout ce qui relève de la “qualité” se développe à part par cette voie.

C)

Nous avons enfin quantité de nos comportements d’adulte, de détails, qui prennent tout leur sens en relation avec la vieille Sagesse. Ce sont aussi bien des comportements “ordinaires” inaperçus, que des “désordres” mentaux.

Exemples de comportements “ordinaires” : Pour indiquer le chemin à quelqu’un, on se surprend à pivoter sur soi-même, afin d’orienter son Corps dans l’espace évoqué ; puis on ne sait démêler les orientations de cet espace qu’en se livrant à une série de Gestes. De même, c’est par un mouvement tout “instinctif” que je me souviens qu’une réflexion d’un auteur se trouve indubitablement “en bas d’une page au début du livre”.

Enfin s’ouvre à nous le vaste domaine de la psychiatrie. Que sont nombre de “maladies mentales”, autres que des désordres de l’imaginaire, en conflit avec la pensée “conceptuelle” civilisée ?

Le Stalinisme

Un cas particulier de l’aveuglement philosophique, à l’égard de l’humanité primitive et de son mode de pensée, nous est donné par la perspective Stalinienne.

A)

L’aveuglement stalinien se révèle dans le “Manuel d’Économie Politique” de 1954, quand il s’agit précisément de formuler la “Loi économique fondamentale du régime de la communauté primitive”. La définition retenue est la suivante : Elle “consiste à assurer aux hommes les moyens d’existence nécessaires à l’aide d’instruments de production primitifs, sur la base de la propriété communautaire des moyens de production, par le travail collectif et par la répartition égalitaire des produits”.

Ceci veut dire que tous les traits “communistes” des primitifs (propriété communautaire, travail collectif, répartition égalitaire) viennent de ce qu’ils en sont encore réduits à des instruments rudimentaires, de ce qu’ils sont démunis, réduits au bâton à fouir au lieu de disposer déjà de machines à vapeur. Les primitifs ne sont que des civilisés avant la lettre, dont tous les traits communistes n’auront qu’à se dissoudre progressivement, à mesure que la pauvreté fera place à la richesse.

Or, les choses se présentent de manière toute différente ! Tout “pauvres” qu’ils sont, les primitifs ne donnent pas le spectacle de miséreux, pitoyables, quasi-clochards, comme des “civilisés” veulent les voir. Seul leur contact avec les civilisés les a trop souvent amenés à cet état ! Et puis, surtout, ce point de vue efface complètement la véritable rupture qualitative qui s’interpose entre l’ère primitive et l’ère civilisée, la seconde n’étant que la “négation” de la première.

Que veut dire “propriété communautaire des moyens de production”, quand le moyen de production fondamental n’est pas un produit proprement dit, mais le sol, la nature extérieure ; et quand il n’y a pas de propriété “communautaire” garantie par un État, antagonique avec une propriété privée qui s’est emparée de la société Civile ? Pourquoi omettre que la principale force productive des primitifs n’est pas ce “moyen de production” qu’est la terre, mais la force de travail elle-même, sous forme de la communauté unie par les liens du sang ? Pourquoi parler des seuls moyens d’existence “nécessaires”, quand le sauvage qui se fait tatouer, se colle un masque sur la face, ou se plante des plumes sur la tête, montre qu’il a déjà son “luxe” à lui ?

C’est donc Engels qui est dans le vrai, en disant : “Deux faits naturels dominent l’histoire primitive : l’organisation du peuple sur la base des liens de parenté, et la propriété commune du sol”.

B)

Le Manuel d’Économie Politique en arrive à aborder le mode de pensée traditionnel lui-même. Il le fait de la manière la plus confuse et éclectique ; obsédé par l’idée de savoir si les primitifs ont une religion ou n’en ont pas : le schéma présenté est le suivant :

• À l’origine, les primitifs étaient des hommes, mais qui oubliaient encore de penser (!), n’étant pas “entièrement détachés de la nature environnante” et, par suite, n’ayant encore “aucune notion cohérente” de quoi que ce soit ;

• Plus tard, les primitifs acquirent des “représentations limitées”, dont on ignore le contenu, mais dont on nous assure qu’elles étaient athées ;

• Sans crier gare, les primitifs se mettent ensuite à en avoir assez d’être “incapables de comprendre et d’expliquer” les choses, et ils “imaginent” un monde “surnaturel”, le nôtre se voyant “peuplé d’esprits”. Cette “religion primitive” est-elle “animisme”, “culte des ancêtres” ? On ne sait !

• La propriété privée s’insinue chez les Asiates, lesquels perfectionnent le monde surnaturel en “hiérarchisant” les esprits. À Babylone, donc, la “religion primitive” se transforme tout à fait en bondieuserie civilisée, faite de “notions centrées” sur l’inégalité des fortunes, ceci afin que “les chefs de famille riches” puissent “prêcher la résignation” aux esclaves.

Quoi de plus vulgaire que cette présentation de la Sagesse traditionnelle et de son développement ? Les primitifs sont avant tout des abrutis ; la religion ne s’explique que par l’ignorance et un délire de l’imaginaire ; les “esprits” des primitifs sont de petites “âmes” surnaturelles ; la société asiate repose déjà sur la propriété privée et l’esclavage, etc… Fort heureusement, avec le temps et grâce à la Science, on en est enfin arrivé, progressivement, à la Libre-Pensée, délivrée de toute superstition... sauf celle du Progrès !

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Le Judaïsme [1]

Ce qu’on appelle la Bible hébraïque réunit des Écritures sacrées canonisées très tardivement, puisque c’est l’œuvre des Pharisiens, vers 90-95 de notre ère (synode de Jamnia), en pleine crise chrétienne. Les Sadducéens, en effet, s’en tenaient au Pentateuque.

Malgré ce fait, le Livre des Juifs, qui coïncide en gros avec l’Ancien Testament des catholiques – pas tout à fait ! –, baigne dans l’atmosphère de la Sagesse traditionnelle sans équivoque, et ceci malgré les “modernisations” effectuées par la version grecque des Septante, exigée par les juifs d’Alexandrie qui ignoraient l’hébreux (150 A.C.).

Ces réserves faites, on peut relever dans la Bible deux pôles extrêmes et un noyau central :

• Les pôles extrêmes comprennent : d’une part, de puissants vestiges de la pensée tribale patriarcale (Abraham et les Patriarches) ; d’autre part, et tout à l’opposé, une contamination très forte de la pensée philosophique des Anciens (l’Ecclésiastique et la Sagesse).

• Mais le noyau central, le cœur de la Bible, est très précisément asiate (La Loi, les Prophètes et les Psaumes). C’est que le judaïsme s’est tout entier cristallisé autour de l’expérience historique illustrée par David et Salomon. Cette entreprise consista dans le projet hardi de constituer la confédération des Hébreux en “Empire” asiate, à l’exemple des Égyptiens et Chaldéens. L’initiative se termina en un avortement dramatique, survenant “trop tard” et au “mauvais endroit”, historiquement parlant.

Ainsi, c’est seulement l’ambition du Royaume qui fit consigner – et réinterpréter – les vieilles traditions orales tribales. De même, c’est l’échec de l’entreprise, et la protestation obstinée devant l’échec, qui firent agglomérer les œuvres des grands Prophètes et les récits des insurrections, jusqu’aux Macchabées.

•••

L’hégémonie de la pensée asiate se vérifie dans les notions-clefs du judaïsme :

• Le “peuple-élu” ;

• La “Loi”, politique et civile indissociablement ; Loi évidemment rédigée en “langue sacrée” à laquelle sont seuls initiés les descendants d’Aron, formant le sacerdoce ;

• Le “Temple”, centre désigné de l’Empire théocratique.

La pensée asiate se trouve concentrée dans la notion de “Fidélité” juive à l’Alliance entre Yaweh et son peuple exclusif des Hébreux. Une telle notion est complètement étrangère à celle de “Foi” subjective, telle que l’entend le spiritualisme civilisé. Par suite, en lieu et place d’une “conversion” éventuelle à une confession civilisée, nous avons des critères d’“adoption” primitifs, fondés sur la parenté. Ces critères sont :

• La “descendance d’Abraham”, attestée par la circoncision ;

• L’incorporation nécessaire en une “communauté”, gage du respect des observances rituelles.

Nous observons ces traits bien ailleurs que chez les juifs, par exemple dans le brahmanisme, inséparable des castes. Chez les juifs, cela donna lieu au phénomène particulier des “prosélytes de la Porte”.

En ce qui concerne la “lignée” d’Abraham, ce ne peut être qu’une plaisanterie dans les conditions civilisées ; mais c’est une plaisanterie scabreuse, comme toute plaisanterie raciale.

L’ambiguïté ne cessa pas, cependant, d’être entretenue, entre “peuple” hébreux et “religion” juive. Elle se réduit finalement à deux choses :

• Le repliement sur soi, plus ou moins prolongé et plus ou moins contraint, de certaines communautés régionales. Les conséquences exclusivistes du phénomène ne devinrent véritablement néfastes que dans les conditions des Temps Modernes, et plus encore depuis la crise de l’Occident (1850).

• Le trait saillant reste, néanmoins, celui de l’opposition entre juifs “orientaux” et “occidentaux”. On parle, à ce propos, de Séphardim (littéralement : espagnols) et Ashkénazim (littéralement : allemands).

Le caractère traditionnel-asiate du judaïsme entraîne une série de particularités : la fameuse “Haie” des prescriptions rituelles, illustrée par les “613 commandements” ; le rôle décisif du “sang”, des “impuretés” abominables, des interdits alimentaires (boucherie Kasher), des empêchements “matrimoniaux”, la “médecine” juive, etc.

Signalons, pour mémoire, quelque-uns des vestiges proprement tribaux qui emplissent les parties archaïques de la Bible, et qui balancent les traits opposés, à caractère philosophique, qui dominent dans les parties récentes. Ces aspects datent de la période précédant la Captivité et la révolution d’Ézéchias et Josias. Citons : le culte des “images”, les cérémonies sur les “hauts lieux”, l’adoration d’objets sacrés (pierres : béthels, guilgals ; arbres ; etc.). (cf. E. Ferrière – 1884).

Finalement, Yaweh, “dieu” propre des Hébreux et rival des “dieux” reconnus des autres “peuples”, se trouve à mi-chemin entre un Odin nordique et un Râ égyptien. Ceci découle du caractère même du judaïsme, en tant qu’entreprise asiate avortée.

Le caractère primitif fondamental du judaïsme est ce qui a toujours heurté certains esprits civilisés, eux-mêmes bien souvent “barbares”. On le vilipende pour son “dieu de colère”, “dieu jaloux”, “juge sourcilleux et vindicatif”. Il en va de même pour la notion du Messie, conçu comme un Roi triomphant, venant assurer à “son peuple” une gloire purement terrestre, par la soumission des “nations” par le fer.

La répugnance éprouvée par la mentalité civilisée pour le judaïsme est à double face : si elle traduit la supériorité incontestable du mode de pensée philosophique, elle manifeste également que le spiritualisme civilisé n’est plus en mesure d’apprécier la “santé” matérialiste de la Tradition primitive.

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Le judaïsme ne s’est jamais débarrassé de son caractère fondamental traditionnel-asiate. La meilleure preuve en est la facilité avec laquelle, à la faveur de la décadence générale de la pensée civilisée et du colonialisme, la grande majorité des juifs se sont laissés embarquer dans l’horrible aventure du sionisme politique, autrement dit dans la création de la monstruosité de l’“État Hébreux”. L’idée même de l’“État d’Israël” n’est, en effet, qu’une variante du grégarisme “barbare” exalté au déclin de la civilisation par l’hitlérisme.

Mais avant d’en arriver là, la civilisation connut 25 siècles de développement lumineux, et cela ne manqua pas de “secouer” périodiquement le judaïsme, le forçant à se rénover sans cesse, quoique ce fut sur sa base propre, et en réussissant à préserver sa base générale asiate. Il est vrai cependant que, si le judaïsme en général se maintenait quant à ses particularités distinctives, les juifs, eux, n’étaient plus les mêmes, bon nombre de grands esprits se trouvant “assimilés” au passage par les véritables religions monothéistes, philosophiques.

C’est le “miracle grec” qui, le premier, força le judaïsme à une révision douloureuse. La première contamination notable du judaïsme par l’hellénisme sur le judaïsme se traduisit par la formation du parti des Pharisiens (les “séparés”). Ceux-ci insinuèrent l’idée de métempsycose dans le matérialisme juif, en opposition aux vieux Sadducéens, qui rejetaient l’immortalité de l’âme, en même temps que toute perspective de futurs châtiments ou récompenses dans l’Hadès. Simultanément, l’idée de Royaume se voyait désormais contestée par celle de Cité, c’est-à-dire de nation au sens civilisé. Tel fut le caractère nouveau des grandes insurrections des Macchabées (168-135 A.C. – Mattathias) et des Zélotes (54-71 P.C. – Éléazar).

Le coup le plus violent qu’eut à subir le judaïsme, fut celui porté par la révolution chrétienne, contre le pharisianisme dégénéré. L’équipe formée par le sous-citoyen romain Paul de Tarse, et le médecin Luc, son compagnon, prit la tête du mouvement. Cette fois, enfin, une issue était offerte aux juifs. Et quelle issue ! offrir au genre humain la perspective du Royaume... des cieux. Il y eut, bien sûr, des juifs irréductibles. Mais les chrétiens allèrent leur chemin, reprenant, ni plus ni moins, que le flambeau abandonné de l’hellénisme pour sauver la civilisation en fondant la République chrétienne. Ils s’empressèrent donc de déclarer la “Loi cérémonielle” du vieux judaïsme, privée de rectitude “intérieure” et abolie en Christ, lequel y substitue la “Loi morale”, écrite dans le cœur et la conscience de tout homme.

Jésus-Christ “anéantit dans sa chair la Loi, ses ordonnances et ses prescriptions” (Éphes. 2 : 15).

“La Loi se trouve complètement impuissante à rendre parfaits ceux qui assistent aux sacrifices. Le sang de bouc et de taureau est impuissant à enlever les péchés” (Héb. 10 : 1-4).

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Une nouvelle “échappée” s’offrit cependant au judaïsme, qui ne fut autre que le surgissement même de l’Islam. Effectivement, si l’on ôte le côté unilatéral, tendancieux de la chose, on peut admettre les déclarations de Hanna Zakarias : “L’Islam n’est que le judaïsme expliqué aux Arabes par un rabbin”, “Mahomet s’est converti au judaïsme sous la pression de sa femme Khadîdja, juive de naissance”.

Il faut encore mentionner l’aventure véritablement extraordinaire du Messie Sabbataï Tsévi et de son prophète Nathan de Gaza (1666) qui parvint à ébranler la Synagogue, depuis la Turquie jusqu’en Rhénanie, et laissa des traces profondes (cf. Hassidisme).

Enfin survint la Grande Révolution, apportant le “décret d’émancipation” (1791). Alors, tous les espoirs devenaient permis. De fait, Portalis réaffirmait : “La religion juive doit participer comme les autres à la liberté” (1802).

On n’en resta pas là. Napoléon, “qui ne plaisantait pas” (Talleyrand) en vint à prendre le taureau par les cornes :

• 1806 : “Il faut assembler les États Généraux des Juifs” ;

• 1807 : Constitution du “Grand Sanhédrin”, composé des rabbins les plus éminents de France, Italie et Hollande. C’était la restauration du conseil suprême des anciens Hébreux, dispersé depuis Titus (1800 ans !).

Le miracle se produisit. L’“Assemblée des gens assis”, les “71” présidés par le “Nassi”, se réunit. Le chef des “Docteurs et Notables d’Israël” (David Sintzheim) ne put retenir son enthousiasme : “L’Arche est dans le port... Ô Israël, sèche tes larmes, ton Dieu vient renouveler son alliance… Grâces soient rendues au Héros (l’Empereur) à jamais célèbre…, image sensible de la Divinité… Ministre de la justice éternelle, tous les hommes sont égaux devant lui” (J. Lémann – 1894).

Voilà comment Bonaparte devint le Messie tant attendu, avec dispense spéciale d’appartenir à la “maison” de David. L’Aigle, le “Washington couronné” (Mémorial), méritait bien cela...

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Les juifs épargnés par cette succession de catastrophes et de sollicitations, perpétuant l’image d’“une nation rétive et rebelle” (Isaïe – 65/2), eurent une histoire essentiellement conditionnée par les soubresauts que connaissait le monde civilisé. Mais ce n’est là qu’un seul aspect des choses.

En préservant leur identité, et celle-ci prenant la forme d’une “Dispersion”, les juifs maintinrent partout des îlots de Sagesse traditionnelle, côtoyant les systèmes Philosophiques. S’ils relevèrent inlassablement le défi philosophique, en retour, ils se proposaient à la philosophie comme le ferment inépuisable offert à elle par la Tradition. Dans le judaïsme, la philosophie trouvait toujours à puiser dans la richesse perdue de la pensée primitive :

• Tout d’abord une inspiration matérialiste et démocratique ;

• Ensuite une liberté d’esprit due à l’absence totale d’esprit dogmatique.

Si l’on s’en tient à la période “bourgeoise” de l’histoire de la pensée, depuis la scolastique, nous voyons nettement les juifs soumis plus que jamais au supplice de la roue : d’un côté une tentation Philosophique accentuée (de Maïmonide à Mendelssohn) ; de l’autre, une crispation créatrice plus forte sur la Tradition (de la Kabbale au Hassidisme).

Il faut, en particulier, souligner la grande activité des Rabbins et Marranes, chargés de culture des Anciens et de L’Islam andalou, et transportant ce trésor d’Espagne en Languedoc, puis d’Italie du nord en Hollande, jusqu’à Uriel da Costa et Spinoza. Ces grands penseurs juifs, souvent médecins et astronomes en même temps que philosophes, furent traducteurs et commentateurs, à la fois d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodisias, d’Ibn Roschd (Averroès) et d’Ibn Sina (Avicenne). L’on a même tenu Ibn Gabirol (Avicébron) pour musulman jusqu’au 19éme siècle, alors qu’il était juif.

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On le voit, la position du judaïsme, dans la pensée humaine, est relativement complexe et très particulière. Il est important de ne pas perdre de vue que cette particularité tient au fait que le judaïsme maintint, envers et contre tout, son caractère de Croyance asiate-traditionnelle, face à la Foi proprement dite des religions civilisées. Le judaïsme a les qualités de ces défauts. Cela ne permet pas d’entretenir l’idée intéressée du “monothéisme” juif. Cette idée n’est qu’une fraude grossière orchestrée par des chrétiens décadents, s’abritant de manière unilatérale derrière l’unité des deux “Testaments”.

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Crise de la Tradition

Arrivée à son apogée asiate, la pensée Traditionnelle se présente comme un majestueux édifice, dont l’Égypte ancienne, qui a tant fasciné les Grecs, donne une brillante illustration.

La Conception du monde se présente alors sous la forme “astrobiologique” caractéristique (René Berthelot – 1938) : L’univers tout entier est compris dans la partie concave d’une demie sphère. Le monde est limité par la coupole du Ciel, et la plaine de la Terre sur laquelle elle repose.

La Terre est un quadrilatère émergé, bordé par les “eaux d’en bas”, lesquelles rejoignent sur leurs confins celles d’“en-haut”, contenues par la voûte du Ciel.

• Les choses du monde forment un ensemble de Nuances, différenciées à l’extrême, systématiquement ordonnées et hiérarchisées, à partir d’une dualité centrale de type sec-humide. En effet, les Nuances ne sont que la Terre irriguée par le cycle ordonné des Eaux, le tout étant “couvé” par le Feu solaire. Seul le dragon Python/Seth, auquel les profondeurs obscures de la Terre appartiennent comme son domaine, peut venir troubler l’immuabilité pendulaire de l’univers.

• Le pouvoir vital, qui pénètre le tout uni des nuances du monde, se présente comme le “sang cosmique” qui traverse hommes et choses. C’est le Feu matériel subtil, dont la source et le bassin se trouvent explicitement centralisés dans le Soleil. Le grand astre, Râ, est “né de lui-même”, mais à partir des “eaux qui ont fait la lumière”. Ce n’est que “quand il resplendit” que Râ s’affirme “seigneur du ciel, roi des deux pays” (Memphis et Thèbes). Il se doit, en effet, de sortir périodiquement de l’“océan du ciel” pour “rajeunir” ; c’est le sens de sa chevauchée quotidienne d’un bout à l’autre de la plaine du Zodiaque.

• À l’intersection des quatre directions de l’espace terrestre, se trouve un cinquième point, lieu occupé par le Temple de l’Empire, “nombril” du monde. Le centre du monde est ainsi aussi bien le sommet d’une “Île” que la pointe d’une Pyramide. Le Pharaon, “Roi des Rois”, a le Soleil pour “ancêtre” proclamé. Son rôle est celui d’intercesseur suprême, à la tête du Collège héréditaire des Prêtres du Temple. Ensemble, ils officient sans discontinuer, afin que l’Ordre cosmique régulier ne souffre d’aucune atteinte, condition de la prospérité ininterrompue de l’Empire et de ses peuples.

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C’est la réussite même, l’épanouissement suprême, de l’ordre Traditionnel “antédiluvien”, qui l’entraîna ensuite à sa désagrégation, puis à son effondrement général.

Par sa prétention au règne “universel”, l’Empire asiate était porté à s’annexer toute communauté étrangère en la plaçant au rang de peuplade tributaire, “inférieure”, sinon “intouchable”. Ainsi, la vieille “parenté” primitive devenait plus purement théorique. Ensuite, l’Empire devait nécessairement trouver sa limite dans la constitution d’autres empires voisins qu’il suscitait, plaçant, eux aussi, à leur tête, un “Fils du Ciel” ou “Grand Roi”. Ainsi, tandis que l’Empire s’affaiblissait de l’intérieur, les affrontements entre empires rivaux les épuisaient l’un l’autre.

Mais c’est un “troisième larron” qui donna le coup de grâce à l’ordre traditionnel immémorial. L’asiatisme provoquait la formation de communautés spécialisées de navigateurs, reliant les empires entre eux, et ceux-ci aux tribus environnantes. Dans un premier temps, ces marins collectivistes se contentèrent de “parasiter” le monde asiate, et adoptèrent pour eux-mêmes les formes théocratiques. Ce fut le cas des Phéniciens. Avec le temps, la putréfaction de l’asiatisme s’accentuant, en même temps que les conflits entre “peuples de la mer”, des bandes de “pirates” d’un type nouveau parurent, forts de leur sève barbare, et défiant l’asiatisme lui-même. Ceux-ci, associant cabotage et brigandage, depuis l’Ionie jusqu’en Syrie et en Troade, ignoraient qu’ils allaient accoucher du “miracle grec”. Tout les conduisait, cependant, à prendre le contre-pied des Phéniciens : au lieu de s’insinuer dans l’aire asiate, il ne leur était plus permis que d’entreprendre de “sauter” l’étape asiate. Il leur était donné d’ouvrir la voie toute nouvelle de la Cité, menant tout droit à la révolution de Clisthène (cf. Victor Bérard : Les Phéniciens et l’Odyssée).

La voie ouverte, il sembla alors que, d’un seul coup d’épaule décisif, l’ordre primitif vermoulu tombait en pièces pour ne laisser aucune trace. En un éclair, l’empire perse de Cyrus, aussi bien que l’empire Maurya en Inde furent éclipsés, ouvrant l’ère civilisée.

Le passage de l’ère primitive à l’ère civilisée laissa le souvenir du plus grand des cataclysmes. Toutes les Mythologies en gardent des traces brûlantes, dans le récit des rebellions sauvages des “Géants” et des “Titans” contre la nouvelle “Assemblée des Dieux” ; celle-ci reconnaît d’abord comme Maître l’ancienne puissance aérienne barbare qui brandit la foudre, conduisant le char du soleil, sous le nom noble et vaillant de Zeus ou Indra.

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Pythagore et Bouddha n’eurent qu’à rassembler les débris du vénérable mode de pensée traditionnel, pour jeter les fondations de la nouvelle construction philosophique. Par la brèche ouverte, la pensée “logique” s’engouffra, pour se précipiter jusqu’à Anaxagore… et ne plus s’arrêter ensuite jusqu’à Kant et Hegel.

De fait, la pensée philosophique ne fut que la métamorphose de la pensée traditionnelle arrivée à épuisement. L’ancienne manière de voir, faite de solidarité mystique, de correspondances, d’affinités et d’influences, avait perdu son sens et ne produisait plus que des effets pervers : des rituels oppressifs, prescrits dans une “langue sacrée”, présidés par une caste de prêtres parasites.

La vieille mentalité usée, malgré des dehors imposants, ne tenait plus qu’à un fil. Ce fil était celui liant le “Grand-Prêtre” royal au Ciel et à la Terre. Il suffit du premier choc pour rompre ce fil ténu, ceci provoquant une “révolution copernicienne” inattendue du mode de pensée. En effet, la Philosophie naquit, comme un fruit mûr, par simple inversion des éléments parachevés de la Tradition :

• L’ancien Feu matériel subtil (sang cosmique vital) se trouva métamorphosé en Esprit purement intelligible. Dieu, Souverain Bien transcendant était né ; et, avec lui, la Religion au sens civilisé ;

• Les anciennes Nuances, ou “parentés” intimes et différenciées des choses, par la spiritualisation nouvelle du Feu cosmique, voyait le cordon ombilical les liant toutes, brutalement rompu. Elles s’écroulèrent en un amas d’Individus épars, essentiellement faits de Matière, quoique “reluisant d’Esprit”.

• Les ruines de la Tradition renfermaient en même temps les ouvriers de la nouvelle philosophie. Les individus atomisés du récent ici-bas se voyaient polarisés en Sujets (humains) et Objets (naturels). En lieu et place des anciens Prêtres sacrés qui assuraient la communion permanente entre le Ciel et la Terre, s’installaient les Philosophes ayant à explorer l’antagonisme de l’Esprit et la Matière, ouvrant la carrière à la Mystique et à la Science.

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L’étude du passage de la Tradition à la Philosophie fait avant tout apparaître que les “Présocratiques”, raisonnant en “Grecs et Barbares”, ne pouvaient qu’être persuadés qu’ils initiaient l’histoire humaine, ni plus ni moins.

En fait, l’humanité ne faisait que “repartir de zéro”, ce qui est tout différent. Thalès et les Sept Sages, divinisés ou non, ne tombaient pas du ciel. On n’avait pu inaugurer le mode de pensée philosophique, la pensée “logique”, qu’en prenant appui sur l’immense développement de la Tradition primitive, “prélogique”, ébranlée et finalement mise en pièces.

La philosophie ne fut pas une naissance, mais une “résurrection”.

“Ce que tu sèmes ne reprend pas vie sans mourir d’abord.”

(I – Cor. 15 : 36)

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Annexe

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Les Métamorphoses de la Foi

Les Métamorphoses de la Foi

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Avertissement :

Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :

"Les murs ont des oreilles...".